Léopold Sédar Senghor

Prière de paix

IV

Ah ! Seigneur, éloigne de ma mémoire la France qui n’est pas la France, ce masque de petitesse et de haine sur le visage de la France

Ce masque de petitesse et de haine pour qui je n’ai que haine
-mais je peux bien haïr le Mal

car j’ai une grande faiblesse pour la France.

Bénis ce peuple garrotté qui par deux fois sut libérer ses mains et osa proclamer l’avènement des pauvres à la royauté

qui fit des esclaves du jour des hommes libres égaux fraternels

Bénis ce peuple qui m’a apporté Ta Bonne Nouvelle, Seigneur, et ouvert mes paupières lourdes à la lumière de la foi.

Il a ouvert mon cœur à la connaissance du monde, me montrant l’arc-en-ciel des visages neufs de mes frères.

Je vous salue mes frères : toi Mohamed Ben Abdallah, toi Razafymahatratra, et puis toi là-bas Pham-Manh-Tuong, vous des mers pacifiques et vous des forêts enchantées

Je vous salue tous d’un cœur catholique.

Ah ! je sais bien que plus d’un de tes messagers a traqué mes prêtres comme gibier et fait un grand carnage d’images pieuses.

Et pourtant on aurait pu s’arranger, car elles furent, ces images, de la terre à Ton ciel l’échelle de Jacob

La lampe au beurre clair qui permet d’attendre l’aube, les étoiles qui préfigurent le soleil.

Je sais que nombre de Tes missionnaires ont béni les armes de la violence et pactisé avec l’or des banquiers

Mais il faut qu’il y ait des traîtres et des imbéciles.

V

O bénis ce peuple, Seigneur, qui cherche son propre visage sous le masque et a peine à le reconnaître

Qui Te cherche parmi le froid, parmi la faim qui lui rongent os et entrailles

Et la fiancée pleure sa viduité, et le jeune homme voit sa jeunesse cambriolée

Et la femme lamente oh ! l’œil absent de son mari, et la mère cherche le rêve de son enfant dans les gravats.

O bénis ce peuple qui rompt ses liens, bénis ce peuple aux abois qui fait front à la meute boulimique des puissants et des tortionnaires.

Et avec lui tous les peuples d’Europe, tous les peuples d’Asie, tous les peuples d’Afrique et tous les peuples d’Amérique

Qui suent sang et souffrances. Et au milieu de ces millions de vagues, vois les têtes houleuse de mon peuple.

Et donne à leurs mains chaudes qu’elles enlacent la terre d’une ceinture de mains fraternelles

DESSOUS L’ARC-EN-CIEL DE TA PAIX.

LS Senghor
Paris, Janvier 1945
Œuvre poétique Ed du Seuil 1990

Écrire un commentaire